Il y a le père, CRS en fin de carrière, bourru, aigri et fatigué de la vie. Encarté au Rassemblement national, canal hystérique, il n’aime rien ni personne, et encore moins si la personne en question a le malheur d’avoir un bronzage un peu trop soutenu ou une barbe noire bien fournie.
Il y a la mère, petite, rondouillette, douce comme un agneau, qui prend sur elle depuis tant d’années face aux exagérations de son mari – qu’elle trouvait pourtant si sexy quand elle l’a connu, avec sa magnifique tenue de fonctionnaire de police spécialisé dans le maintien de l'ordre.
À leurs côtés, les beaux-frères et belles-sœurs respectifs – soit cinq personnes supplémentaires, sachant que le frère de la petite rondouillette est de nouveau célibataire depuis quelques semaines.
En face, le fils et la fille du CRS, un jeune adulte et une vieille ado, pas encore bien sûrs de savoir ce qu’ils veulent faire plus tard, mais déjà certains de ce qu’ils ne veulent pas faire, à commencer par ressembler à leur père.
Autour d’eux, enfin, les conjoints du fils et de la fille du CRS, deux charmants jeunes hommes qui avaient eu du mal à se faire accepter par le père, mais qui à force de patience, avaient fini par entrer par la fenêtre de cette famille quand bien même la porte était restée longtemps verrouillée.
Et puis il y a moi, au milieu de ces onze personnes, qui écoute et compte les points. Car ce dîner de Noël, commencé sous les meilleurs auspices, est bien vite parti en cacahuète…
«La crise, c’est à cause de tous ces migrants», a commencé à tonner le père, en se resservant de ce bon vin rouge acheté en promotion lors de la dernière foire aux vins chez Carrechan… et en attendant d’ouvrir sa copine teintée de blanc.
«Les pauvres, ils ne sont pas responsables de la guerre dans leur pays», a tenté de répliquer la mère, en débarrassant les assiettes de l’entrée – une douzaine d’escargots surgelés de chez Piriet – et ramenant les huîtres pour la suite des agapes: une simple mise en bouche avant la bonne vieille dinde farcie.
«N’empêche que si ça se trouve, c’est eux qui ont aussi ramené le Covid et en plus ils se baladent toujours sans masque à faire la manche tous les jours», a surenchéri le beau-frère célibataire, dont je comprends mieux maintenant pourquoi il l’est.
Pendant ce temps-là, j’écoute toujours attentivement.
«De toutes façons, avec le vaccin, on n’a rien à craindre, même des migrants», a alors osé la fille, tentant de réconcilier l’irréconciliable.
«Le vaccin, c’est bien, mais ça ne nous protège pas des pédés et des homos qui nous contaminent aussi avec leurs maladies vénériennes» a rajouté le père, au moment d’attaquer le Riesling issu du même rayon que le bon vin rouge.
«Papa!», a fini par exploser le fils. «Comment osez-vous!?» a renchéri son petit ami, ulcéré par le discours alcoolisé du père.
«J’ose ce que je veux, je suis chez moi!» a répondu le père, tapant du poing sur la table.
Je ne dis toujours rien. Mais je subodore une fin plus qu’animée à cette discussion.
«Il a raison, la société est en pleine dégénérescence», a soutenu énergiquement le beau-frère célibataire, au moins aussi aviné, sous le regard balançant entre affliction et effroi de ses frère et sœur et leurs conjoints.
«Arrêteeeeeeez! C’est Noël, on peut pas passer un dîner tranquille?», a soudainement hurlé la mère, au bord de la crise de nerf, implorant un cessez-le-feu immédiat et sans condition.
«Toi, tais-toi!» a alors éructé le père, se levant brutalement et renversant la moitié des plats et des bouteilles qui attendaient sagement sur la table.
La bourriche d’huîtres composée avec amour – et quelques décorations de circonstance – par la petite mère rondouillette fit un vol plané pour finir retournée et vidée de son contenu.
C’est ainsi que je me suis retrouvée sous le bahut breton à l’angle de la salle à manger, en lieu sûr, sauvé des mâchoires carnassières de ces hôtes qui, heureusement pour moi, avaient préféré se dévorer l’âme à coups de mots trop aiguisés.
Ouvrez les autres cases!!
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