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  • JMG

Polychrome


Il y avait de l’ambiance. Du bruit comme rarement on en avait entendu. Ça piaillait, jacassait, braillait, criaillait… Il faut dire que l’événement était exceptionnel. Historique même: les couleurs s’apprêtaient à élire leur guide suprême. La couleur de référence. Celle devant diriger toutes les autres.


Ils étaient trois grands favoris: Bruno, le bleu; Victor, le vert et Roger, le rouge. Chacun avait mené campagne et débats avec emphase et enthousiasme. Bruno avait bien senti que ses opposants avaient le blues quand ils l’entendaient parler. Victor avait rendu ses adversaires verts de rage lorsqu’il se trouvait sur le devant de la scène. Quant à Robert, il avait fait rougir de plaisir tous ses fans à chacune de ses allocutions…


L’issue de cette grande élection était très incertaine. Les échanges avaient été on ne peut plus animés et, faut-il en être surpris, hauts en couleurs. Mais l’ambiance était vraiment à la fête et quelle que soit l’issue du scrutin, la vie qui suivrait n’en serait toujours que plus belle.


Pourtant, dans cette joyeuse insouciance, personne n’avait vraiment prêté attention à Ted, le blanc, ni à Albert, le noir, qui traînaient toujours ensemble, un peu à l’écart, comme rejetés par leurs congénères.


Ils avaient en effet toujours été un peu les vilains petits canards de la bande. Toujours un peu en décalage, ils refusaient toujours de se mêler aux jeux des autres… Ou peut-être était-ce plutôt les autres qui ne voulaient pas se mélanger à eux?


Au fil du temps, leur amitié était devenue très forte et l’on ne les voyait jamais l’un sans l’autre. Et comme personne n’avait semblé s’intéresser à eux, ils s’étaient contentés d’être de simples observateurs des débats passionnants et passionnés qui s’étaient déroulés devant eux.


Or, toute l’assemblée présente ne parvenait pas à se mettre d’accord ni à désigner celui qui serait le roi des couleurs. Robert s’était estimé le plus légitime dans ce rôle: le sang qui coule dans les veines de l’humanité n’est-il pas de sa couleur? Et n’est-ce pas une croix ou un croissant rouge qui symbolise les grands élans humanitaires?


Victor n’était évidemment pas d’accord. Après tout, la nature, source de vie, tout autant que l’espoir, ne sont-ils pas associés au vert depuis la nuit des temps?


Et Bruno, alors? Il n’était pas en reste, rappelant que la divinité Krishna, dont le nom signifie bleu-noir, apparaît sous les traits d'un homme à la peau bleue … Et puis ne vivons-nous pas tous sur la planète bleue?


Bref… personne ne faisait l’unanimité, au point que certains commençaient vraiment à rire jaune. Plus personne ne voyait l’avenir aussi rose qu’au commencement et chacun avait le sentiment d’être un peu marron sur le coup-là.


Pour Ted et Albert, l’occasion fut trop belle. Profitant de l’agitation ambiante, ils se faufilèrent jusqu’au podium, au pied d’un grand arc-en-ciel, et s’adressèrent aux autres couleurs qui n’en croyaient pas leurs yeux.


– Regardez-vous, tous, autant que vous êtes! commença Albert. Toujours prêts à donner des leçons, vous croyant toujours supérieurs aux autres. Regardez-vous, pauvres de vous, incapables de vous mettre d’accord et de vous décider. Vous qui croyez tous détenir la vérité, regardez combien vous êtes incapables de l’ériger en principe universel.


Les brouhahas s’étaient bien vite estompés... Toutes les couleurs regardaient fixement le podium, comme figées dans leur stupeur. Pendant ce temps-là, tous les gris militants d’Albert et Ted s’étaient éparpillés au milieu de l’assistance, par petits groupes bien organisés et très mobiles, se mêlant à toutes les autres couleurs au point de les isoler progressivement les unes des autres.


– Pourquoi une couleur serait-elle, finalement, plus méritante que les autres?, enchaîna Ted avec véhémence. Et combien de temps cette mascarade va-t-elle encore durer? Albert et moi, nous vous proposons une issue qui mettra tout le monde d’accord. Puisqu’aucune couleur ne sort du lot, choisissez la neutralité! Le compromis idéal! L’équilibre parfait! Le Yin et le Yang! La dualité dans les parties d’échec ou de jeu de go! La base de toute la rythmique musicale! Choisissez-nous et tout le monde y trouvera son compte!


Un silence quasi-religieux avait accompagné tout ce discours poignant. Et si Ted et Albert avaient raison? À quoi bon continuer à se creuser les méninges pour se décider à sortir une couleur du lot, alors qu’une solution tout en conciliation se profilait?


C’est ainsi qu’au tour de scrutin suivant, Ted, le blanc, et Albert, le noir, furent presque unanimement adoubés par ceux qui, longtemps, ne les avaient même pas considérés comme leurs pairs.


Voilà pourquoi du temps de nos arrières grands aïeux, la vie sembla se décliner en noir et blanc. Car en même temps qu’ils s’emparèrent du pouvoir, Ted et Albert avaient aussi pris quelques décisions assez radicales, exorcisant par là même toutes ces années de frustration. La plus visible fut celle d’interdire, aux autres couleurs, de se montrer sur les photos à peine inventées puis, plus tard, sur les films.


L’histoire suivit ainsi son cours pendant plus d’un siècle en noir et blanc. Les lumières du siècle nouveau; les gerbes multicolores de la guerre de 14; les nuits enflammées des années folles; les arcs en ciel des matins baignés d’une douce humidité; les couchers de soleil flamboyants sur un horizon d’océan; les rougeurs de l’automne; les brûlures de l’été… Toutes les splendeurs d’un univers en perpétuel mouvement et les beautés d’un monde à l’infinie variété finissaient toujours en invariables dégradés de noir, de blanc et de gris.


D’abord consentantes, les couleurs regrettèrent, au fil du temps, cette bichromie forcée, rendant les choses tellement ressemblantes. N’est-ce pas de l’uniformité que naquit, un jour, l’ennui? Les feux d’artifice du 14 juillet étaient frustrés, les aurores boréales brimées, les caméléons ridicules et Luciano Benetton à peine né…


Il ne fallut pas bien longtemps – à l’échelle de l’humanité – pour que les couleurs décident de se réunir à nouveau dans un grand conclave. Au même endroit. Il fallait redonner de la couleur à la vie. Mais comment?


– Il y aura toujours des gens pour trouver une couleur plus belle qu’une autre, plus chaleureuse, plus vivante. Abolissons donc les différences dans un même noir et blanc teinté de gris! Nous serons alors vraiment tous à égalité, martela Ted!

Certains lui prêtèrent oreille, mais ses mots avaient semblé se diluer dans l’atmosphère fiévreuse qui avait gagné l’assemblée.


C’est alors que Bruno, Victor et Robert, ensemble, montèrent sur l’estrade.


– Aucune couleur n’est supérieure aux autres ou plus brillante. Toutes ont droit aux mêmes égards, y compris le blanc, le noir et toutes les familles de gris, déclarèrent-ils dans le même ton. Nous renonçons à l’idée qu’il puisse y avoir une couleur élue à la tête des autres. Laissons à ceux qui le désirent le goût du noir et blanc, mais unissons-nous, tous, pour rendre la vie encore plus belle. C’est dans la multitude et le mélange que nous donnerons le meilleur de nous-mêmes. Inventons de nouvelles teintes, chaque jour, osons les mariages improbables, les superpositions osées, les croisements insensés, les associations délirantes. Ne laissons pas aux seuls artistes le privilège de jouer avec nous. Soyons universelles et intemporelles!


La clameur qui s’éleva de la salle fut d’une intensité magistrale. En quelques mots, c’est tout un pan de l’histoire qui venait de s’écrouler pour laisser place à une vaste étendue multicolore sans frontière ni limite.


Toutes les couleurs étaient définitivement libérées, unies et réunies dans un même dessein universel.


Toutes étaient désormais égales les unes aux autres et toutes étaient fières et enthousiastes d’avoir mis un terme à toutes ces années de ségrégation.


Toutes.


A part Ted, bien sûr.

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