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  • JMG

Paradis perdu


Au-dessus de la cime des arbres voisins, le soleil qui est en train de se lever ne parvient pas à le réchauffer. La plus longue des nuits s’achève, mais il n’a pas dormi et il est là, seul, dehors, au bord de ce petit cours d’eau, d’habitude si familier, à deux pas de chez lui, mais qui lui semble infiniment lointain ce matin. Il a tellement pleuré, toute cette nuit, qu’il lui semble que plus jamais aucune larme ne pourra mouiller ses yeux.


On s’habitue vite au bonheur, au confort de la vie, à la douceur d’un regard, à la chaleur d’une caresse. Quand on le vit au quotidien, on ne se rend plus compte à quel point tout cela n’est qu’implacablement provisoire. On en oublie le temps qui passe et son cortège de souffrances tiré par des chevaux de peine.


Jusqu’à il y a quelques mois, pourtant, il n’avait jamais eu ce genre de pensées. Il n’y avait pas plus heureux que lui, après de Louise, sa bien-aimée. Il lui semblait que c’était toujours l’été, dans cette petite maison où ils s’étaient installés, un peu à l’écart du village, à l’orée du bois. On y accédait par un petit chemin de terre très cabossé, que la luxuriante végétation sauvage ne parvenait pas à masquer totalement.


Même les jours de pluie, lorsqu’il faisait un vrai temps de chien; même lorsque ce petit chemin de terre ne ressemblait plus qu’à une succession de flaques boueuses, rien ne pouvait noyer ce bonheur permanent qu’elle et lui vivaient.


Seules leurs promenades régulières en pleine nature étaient raccourcies lorsque les éléments étaient déchaînés, mais ils savouraient alors d’autant plus la confortable chaleur de leur grand salon rustique, aux murs de pierre, baigné par la lueur diffuse du feu de cheminée et animé du crépitement de brindilles séchées qui s’embrasaient. Dans ce décor de rêve, c’est eux-mêmes qui s’embrasaient dans leur relation privilégiée.


Lorsque la nuit s’installait, il ne connaissait rien de meilleur au monde que de s’allonger tout contre la chaleur de Louise, au creux de son corps, couché en chien de fusil, sentant sa main posée sur sa joue ou sur son cou.


Et même si Louise n’avait, comme dans la chanson, plus vingt ans depuis longtemps, elle restait, à ses yeux, la femme idéale. C’est auprès d’elle que toutes ses nuits resplendissaient en une symphonie de couleurs vives et chatoyantes.


Les mois s’étaient écoulés, puis les années. Ce bonheur qui coulait semblait éternel.


Semblait.


La maladie, sournoise, pernicieuse, lui tomba dessus il y a quelques semaines. Un essaim de sauterelles sur un champ de blé n’aurait pas fait autant de dégâts. Quelques jours ont suffi pour que son teint coloré et chaleureux pâlisse et devienne dur et froid; pour que son si beau sourire se crispe, puis se fige, au point de ne plus illuminer leurs soirées en tête à tête. Ses yeux, dans lesquels il aimait tant plonger et se baigner s’étaient progressivement taris, asséchés, vidés de leur source de jouvence.


Le corps de Louise, harassé de fatigue, meurtri d’épuisement et de douleur, perdit bien vite ses charmantes rondeurs et n’arriva plus à la maintenir debout.


Et puis hier matin, une ambulance s’est garée devant la maison et deux hommes en blanc en sont sortis. Ils emmenèrent Louise, trop affaiblie pour pouvoir elle-même se lever et les suivre.

Il était donc resté seul, toute la journée, à tourner comme un lion en cage, passant et repassant mille fois aux mêmes endroits, à l’affût du moindre détail qui le ramenait à elle, guettant par la baie vitrée du salon le retour improbable de celle qui était tout pour lui.


La seule voiture qui se gara devant la maison, en fin de soirée, fut celle du frère de Louise. Il entra dans la maison, le serra dans ses bras et pleura à chaudes larmes. Il lui avait expliqué qu’il resterait quelques jours avec lui, afin de régler toutes les paperasseries et autres tracas administratifs.


Il est alors sorti, la tête lourde de chagrin, le cœur broyé, le corps douloureux de s’être fait amputer d’un de ses membres, presque sans anesthésie. Il a marché sans vraiment savoir où il allait et ses pas l’ont, presque naturellement, mené vers cette rivière voisine, dont le bruissement clair et joyeux contraste tellement avec la chape de plomb qui alourdit son esprit.

Il s’est assis, porteur d’une tristesse infinie.


Avec un seul espoir en tête: celui qu’auprès de Louise, sa Louise, les labradors comme lui soient nombreux au paradis et que leur compagnie lui fasse du bien.


À ses yeux, le paradis, c’était vraiment ici, auprès d’elle. Désormais, une vraie vie de chien allait commencer pour lui.

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