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  • JMG

Bar de nuit


Tu as d’abord posé tes yeux sur moi. Fixement. Longuement. Admirant ma fière allure, ma robe. Tu en as sans doute été tout excité, je l’ai deviné.


Dans ce bar perdu au fin fond de ce quartier paumé entre les docks et l’autoroute, les clients se font rares. Bien souvent des âmes solitaires, au regard solidaire dès qu’il s’agissait de prendre la mesure des tourments de l’autre.


À cette heure avancée de la soirée, ce 31 décembre, alors que la fermeture était imminente, il n’y avait plus que nous deux – je ne compte pas le barman, qui se faisait tout petit à l’autre bout de la salle. Tout le reste de la ville était en train de préparer le réveillon. Pour oublier une année de galère. Tout effacer comme on le faisait d’un coup d’éponge sur le tableau blanchi de craie dans la salle de classe de notre enfance. Et se retrouver devant un grand livre ouvert, aux pages immaculées, la plume de son destin trempée dans l’encrier de bonnes résolutions dont certaines auront déjà séché au réveil – souvent tardif – avant même d’être consommées.


Tu t’es alors approché de moi. Presque hésitant. Comme retenu par une timidité qui ne te ressemble pas. Tu semblais impressionné. Tel un imposteur qui ne se serait pas senti à sa place. Effrayé par ce qui allait se passer et pour lequel tu n’étais pas sûr d’être prêt, même si tu en crevais d’envie.


J’étais à portée de tes mains. Tu n’avais qu’à allonger un peu le bras pour me toucher. Je n’attendais que ça. J’étais là pour ça, d’ailleurs. C’est toujours comme ça que cela finit, dans ce bar connu pour être le refuge des handicapés des sentiments, quelle que soit leur condition sociale. Les timides, les grandes gueules, les forts en thème, les nuls en «T’Aime», les intellos, les bobos venus soigner les leurs… Tous y sont passés un jour ou l’autre. Aucun n’a résisté à mes courbes généreuses, à l’éclat de mon teint, à ma douceur.


Avec toi, pourtant, c’était un peu différent. Tu n’avais pas l’arrogance de ces mâles à qui tout est dû, en tous lieux et en toutes circonstances. Tu n’avais pas non plus l’allure repoussante et l’haleine répugnante de ceux qui n’ont plus rien à faire de rien et qui se laissent dériver sur leur radeau de misère, loin du quai de leur dignité. Non. Il y avait quelque chose de particulier en toi. Une retenue tout en élégance. Une certaine classe, voire un style très attirant.


Tu l’as tendu, ce bras. Le contact a été foudroyant. J’ai pu sentir un frisson te transpercer le corps, faisant se dresser les poils de tes bras comme l'auraient été des herbes balayées par un fort mistral. Ce moment a duré quelques secondes. Mais il a paru des heures. Une éternité. À en oublier tout le reste du monde. Le barman au fond de la salle. La noirceur des murs du quartier, couverts de pollution. Le tumulte de la ville s’apprêtant à festoyer. Le grondement d’un monde tourmenté au bord de l’explosion.


Puis tu as rompu le contact, pour mieux le reprendre immédiatement après. Comme un chat jouant avec une souris. Mais cette fois, le geste était plus sûr. Les doigts plus fermes. Décidés.


La partie était gagnée. Plus rien ni personne ne pouvait alors m’empêcher de m’offrir à toi. Je voyais dans tes yeux briller mille et une étoiles dorées. Au-delà du vide laissé dans ton cœur par un amour perdu et dans ton âme meurtrie par les morsures de la vie, une petite flamme ne demandait qu’à se réveiller. Et j’en étais l’étincelle.


Tu t’es penché vers moi, tu m’as attiré vers ta bouche et le ressenti du moelleux de tes lèvres a tout simplement été sublime. Un pur moment d’émerveillement. Une explosion de parfums et de saveurs, de douceurs et de volupté. J’aurais aimé que cet instant dure toujours. Que la grande aiguille du temps s’arrête et ne redémarre plus. Que le soleil fige sa course, de l’autre côté de l’horizon, laissant la lune, seule, illuminer d’une douce lumière cette dernière nuit sans nuage de l’année.


Mais tu en as décidé autrement. À peine une seconde plus tard, tu as de nouveau relâché l’étreinte, porté sur moi un regard triomphant dans lequel les étoiles dorées avaient laissé la place à de grandes flammes aussi chaleureuses qu’effrayantes. Le charme était rompu. Tout était consommé. Même si ce n’était pas la première fois que ça se passait comme ça pour moi, j’en ressentais toujours un mélange de frustration et de tristesse. Un arrière-goût de gâchis, de ne pas avoir mieux profité de ce moment magique.


Mais non. Tu m’as reposé, moi, le petit ballon de vin rouge que tu as préféré avaler d’un trait, en t’imaginant déjà en commander un autre pour mieux noyer ton chagrin.



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