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Sur les rives du canal de la Deûle


(Cette nouvelle a reçu le Premier Prix (Catégorie Adultes ) du concours de nouvelles du Blanc-Mesnil 2020 pour les départements hors Seine-Saint-Denis, sur le thème «Voyage dans le temps»)

Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Mais pas ce matin. J’ai eu envie de savourer une bonne nuit de sommeil. Ma dernière, peut-être? Car dans trois heures, nul ne sait ce qu’il va advenir de moi entre les quatre murs de ce laboratoire de recherche quantique hyper secret géré par le Conseil européen pour la recherche nucléaire. Enfoui à vingt mètres sous terre, quelque part entre Genève et Gex, il est directement relié à l’accélérateur de particules LHC, cet anneau géant de 27 kilomètres de circonférence connu comme étant le plus grand appareil du genre jamais mis en service.


Je me demande encore si j’ai bien fait d’accepter de jouer le cobaye humain pour cette expérience totalement déjantée. Au détour d’une conversation anodine, j’avais postulé pour ce qui avait été présenté comme une «expérience potentiellement dangereuse» et qui présentait «une bonne rémunération». J’avais néanmoins dû attendre d’avoir signé des dizaines de documents, décharges, attestations sur l’honneur et autres accords de confidentialité pour être enfin mis au parfum. Il s’agissait de tester, en grandeur nature et sur un être humain, une technologie révolutionnaire – le mot était faible – de distorsion du continuum espace-temps par projection de rayons d’antimatière. En d’autres termes, une machine à remonter le temps. Ni plus ni moins. Le fantasme de générations entières d’auteurs de science-fiction. Une prouesse longtemps jugée purement et simplement impossible par de nombreux chercheurs et scientifiques, travaux très poussés à l’appui.


Ces dernières années, les chercheurs du CERN, qui devaient en avoir un paquet sous les yeux à force de longues nuits blanches, de travail, avaient réussi, à deux reprises, à faire disparaître une souris en la bombardant d’antimatière, mais aussi, et surtout, à la faire revenir! À chaque fois, «l’absence» de l’animal avait été constatée pendant une bonne dizaine d’heures. Le complexe système élaboré dans le plus grand secret permettait, en outre, de paramétrer la date et la position GPS à laquelle il était prévu de télétransporter le sujet.


La capacité de communication des souris étant limitée, il était apparu très vite indispensable de tenter l’expérience avec un être humain. Seules trois personnes au monde étant au courant du projet, il avait été facile d’envisager passer à cette étape sans risquer la moindre opposition. Il avait juste suffi de trouver un volontaire… et j’étais là! Terrorisé, certes, à l’idée de ce voyage en terre inconnue, mais à la fois tellement excité d’être le pilier décisif dans une avancée scientifique sans équivalent dans l’histoire de l’humanité.


L’heure H approche. On m’a offert la possibilité de choisir moi-même le lieu et le jour de destination de mon périple. Mais les consignes sont claires: pas question d’imaginer interagir avec qui ou quoi que ce soit une fois «sur place», pour éviter tout risque de bouleversement irréversible. Et, de préférence, ne pas se retrouver en situation de danger physique immédiat. Ça serait ballot de mourir «là-bas».


Je ne dois donc toucher qu’avec les yeux, uniquement. Le procès de Galilée? L’exécution de Jeanne d’Arc ou de Louis XVI? La crucifixion de Jésus? La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb? Une infinie variété d’événements historiques s’offre à moi. J’en ai presque le vertige quand j’y pense.


Pourtant, je n’ai qu’une seule idée en tête: me retrouver dans la région ouest de Lille, un matin d’automne 1915. Quelque chose à vérifier. Et peut-être quelque chose à faire, même si je n’en ai a priori pas le droit. Et alors? Qui sera à mes côtés pour m’en empêcher? Personne. Au diable les consignes!


Je pénètre, ce lundi 26 octobre 2037, 15h00, dans le petit laboratoire. À côté du gros tube de câbles et de métal, dans lequel je vais devoir me glisser tout à l’heure, seules trois personnes en blouse blanche sont présentes, trois sommités scientifiques mondiales qui ont réussi à développer leur projet dans le plus absolu des secrets. Mauvais génies ou bienfaiteurs de l’humanité? Impossible à dire, encore.


Le Dr Alain Chappuis, la cinquantaine grisonnante, le cerveau de l’affaire, précurseur reconnu, mais néanmoins controversé, du champ de recherches quantiques dédiées à l’espace-temps, est le premier à s’avancer vers moi. Il devance ses deux confrères, Anton Diesbach, un grand blond aux yeux bleus cerclés de petites lunettes rondes, le visage orné d’une barbichette de mousquetaire, et Maria de Cardini, coiffure poivre et sel un peu bouclée qui ne semble pas avoir croisé un peigne ou une brosse depuis la soutenance de sa thèse.


«Vous êtes prêt?», me demande directement le Dr Chappuis, après une brève séquence imposée de serrages de mains. J’ai à peine le temps d’opiner du chef qu’il m’informe que les paramètres spatio-temporels que je leur ai confiés ont été programmés. Je n’ai plus qu’à rentrer dans «le Tunnel» – c’est comme ça qu’a été baptisé ce gros appareil qui ressemble à ceux dans lesquels on passe un scanner – pour franchir un petit pas pour l’Homme mais un bond de géant pour l’Humanité. Encore qu’à ce moment précis, j’aurais mille fois préféré avoir été envoyé sur la Lune, voire sur Mars, que dans le Nord il y a plus d’un siècle de cela…


Je sens bien dans leurs poignées de mains successives un mélange de respect, de compassion et d’admiration. Sans doute auraient-ils bien voulu, eux aussi, être du voyage. Tant pis pour eux.


Me voilà donc allongé dans ce terrifiant tube qui sera peut-être mon cercueil… La partie supérieure par laquelle j’y ai été introduit est désormais verrouillée. La sensation est très angoissante: je me retrouve dans un espace très étroit, seulement équipé d’un casque muni d’une visière opaque. Il s’agit de me protéger du balayage du faisceau d’antimatière qui se met progressivement en action, dans un flot étourdissant de lumières jaune et rouge, au moment où le Dr Chappuis enclenche le processus.


En même temps que l’intensité du bourdonnement va crescendo, je ressens d’abord une vibration, comme si tout le caisson était soumis à des secousses extérieures. Puis une douleur fulgurante m’enveloppe des pieds à la tête, avec l’impression que mon corps est lacéré par des milliers de petites lames qui me découpent en tranches. J’essaie de me dire que ce n’est qu’une souffrance psychologique, mais elle grandit horriblement au fil des secondes, au point que j’en perds connaissance.


Combien de temps? Impossible à dire. Lorsque je reviens à moi, je suis dans un vaste champ, en plein milieu de ce qui ressemble à nulle part. La température est clémente, la lumière est un peu tamisée, très basse sur l’horizon, et vient me lécher le visage. Les sons de la nature qui s’éveillent dans la joie de cette aube me caressent les tympans.


Je suis frappé par la douceur de ce moment de grâce, quelques secondes à peine après avoir subi une déflagration corporelle indescriptible. Un rapide bilan me permet de constater que je suis toujours entier et que, visiblement, je ne suis plus du tout dans le laboratoire du CERN. Suis-je pour autant le 13 novembre 1915, quelque part dans la région de Lille? Je ne le sais pas encore.


Bien qu’étourdi par le choc et un peu endolori, je parviens à me lever et commence à marcher à la recherche d’une route, d’une borne ou d’un panneau qui me renseignerait sur ma position. Le hasard guide mes pas vers le nord. Bien vu! Me voilà arrivé à Fournes, dont l’état délabré me permet de confirmer que je suis aussi tombé à la bonne date. Ce petit village de presque deux mille âmes, à quelques kilomètres de Lille, est ravagé par les bombardements qu’il a subis. C’est pratiquement dans un champ de ruines que les troupes allemandes occupent les lieux.


Le temps m’est compté et je n’ai qu’un seul objectif en tête: trouver au plus vite les rives du canal de la Deûle. J’avais suffisamment étudié l’Histoire pour savoir que c’est par là que je trouverai, peut-être, ce que je cherche. Me rappelant des cartes routières que j’avais savamment décortiquées, je bifurque vers le sud-est pour y arriver. Mais ensuite? Par où devrais-je aller? J’aviserai. Le jeu en vaut largement la chandelle.


Obligé de me déplacer avec prudence, pour ne pas me faire repérer, il me faut plus d’une demi-heure pour apercevoir enfin ce cours d’eau. Et maintenant? Dois-je le descendre ou le remonter ? J’ai une chance sur deux et je décide de suivre mon intuition et le courant du canal.


Au fil de l’eau et de la journée, les heures se suivent et se ressemblent sans que je trouve ce que je cherche. Je commence à regretter mon choix lorsque soudain, je le vois! Il est là, assis devant son chevalet, à poser les dernières touches sur un tableau qui dépeint plutôt joliment ce paysage. J’avais lu çà et là que ce soldat allemand aimait, dans ses heures de liberté, flâner dans le coin pour s’adonner à sa passion artistique. Les écrits n’avaient donc pas menti. Ce n’est certes pas Van Gogh ou Monnet qui se tient, là, à quelques mètres de moi, et son aquarelle ne figurera sans doute jamais dans la liste des chefs d’œuvre immortels de l’histoire de l’art. Mais ce tableau pourrait certainement faire le bonheur de quelques boutiques spécialisées .


Peu importe. Ce n’est pas pour lui en acheter un que j’ai fait tout ce voyage. Mon dessein est tout autre et je suis sur le point de mener à bien la mission que je m’étais assignée, aussi sordide soit-elle. Je n’ai plus beaucoup de temps pour agir, mais là où j’en suis arrivé, il n’est plus question que je recule.


Je m’empare d’une grosse pierre qui semblait m’attendre, sur le bord du sentier. Le bruit de l’eau du canal qui s’écoule couvre celui de mes pas au moment où je m’approche de ma cible. Je serre les dents au moment de lever la pierre au-dessus de ma tête et je puise toute l’énergie qu’il me reste pour venir la jeter sur celle du peintre.


Le bruit est effroyable. Je n’avais jamais rien entendu de tel. J’imagine sa boîte crânienne exploser sous la violence du choc. Il n’a rien vu ni entendu et il ne saura donc jamais ce qui lui est arrivé. Il bascule en avant, renverse son chevalet et fait tomber sa palette de couleurs. Je ramasse la pierre tâchée de sang et assène un nouveau coup, encore plus violent que le premier, pour m’assurer de la réussite de ma mission. Le même sinistre craquement vient achever mon œuvre.


Je laisse le gros caillou en place, couvrant la tête de ce corps inerte et désarticulé, et je m’enfuis comme un fou, pour ne pas prendre le moindre risque, animé d’une soudaine et violente poussée d’adrénaline. Il me faut maintenant trouver un endroit où me réfugier pour attendre le moment où le processus de désynchronisation de mes cellules prendra fin, me renvoyant vers le futur, mon vrai présent.


J’avise un petit bois et m’adosse contre un chêne vigoureux. Je tremble de tout mon corps. À la fois de froid, maintenant que le soleil commence à disparaître à l’horizon, et de terreur à l’idée de l’acte que je viens de commettre. Ce n’est ni plus ni moins qu’un assassinat et je ne suis pas un spécialiste en la matière. Mais il fallait que je le fasse.


J’en suis encore à me battre avec des pensées tellement contradictoires et effrayantes lorsqu’une douleur soudaine vient me cueillir, de la pointe de mes cheveux jusqu’au bout de mes orteils. Cette sensation, je la reconnais. C’est exactement la même qui m’a foudroyée dans le Tunnel quelques heures plus tôt. Je sais par avance que ma lutte intense contre la douleur est vaine et il ne me faut que quelques secondes pour perdre de nouveau connaissance.


Combien de minutes, d’heures, suis-je resté dans ce trou noir? Lorsque je parviens enfin à rouvrir les yeux, endolori de partout, je ne reconnais pas du tout le laboratoire d’où je suis venu. La pièce est très modeste, seulement habillée d’un petit meuble en bois, d’une table ronde et de trois chaises. Je suis allongé par terre, collé à un mur qui fait face à une fenêtre à travers laquelle je devine la pluie tomber.


Je me redresse difficilement et vois, à côté de la vitre, accroché au mur, un calendrier de l’année 2037 indiquant «lundi 26 octobre». Me voilà donc de retour de quand je suis parti. Mais où? Je ne suis pas sûr. Je crains soudainement que mon acte perpétré sur les rives du canal de la Deûle ait, effectivement, bouleversé l’ordre des choses établies. Je suis revenu à mon point de départ, sauf que ce point a changé.


Ma tête me fait horriblement souffrir et il me faut quelques secondes supplémentaires pour me rendre compte que deux personnes sont là, avec moi, dans la pièce. Une femme et un homme qui ressemblent à s’y méprendre à Maria de Cardini et Alain Chappuis. Elle est toujours mal coiffée (si tant est qu’elle l’ait jamais été) et lui est toujours grisonnant. Tout n’est donc peut-être pas aussi dramatique que je le crains!


Envahi par l’émotion, je ne parviens pas à retenir quelques larmes qui glissent et me chauffent les joues en les chatouillant. Accord de confidentialité ou pas, je dois leur parler. Leur avouer mon acte qui, peut-être, a changé la face du monde. Le poids de ce secret est totalement insupportable pour une seule personne.


«Je viens d’assassiner Adolf Hitler. Il était encore un simple soldat et il peignait un paysage à l’aquarelle pour se détendre. Non, mais vous vous rendez compte? J’ai tué Adolf Hitler!!!»


Le regard incrédule que je reçois en retour me glace le sang: «Qui ça?»

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